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On a découvert Kaminhu de Marie Veillevie au Festival d’Annecy, -rappelons qu’il était nominé pour le Prix Unifrance à Cannes-, scotché devant la poésie de l’œuvre, face à ces tons, et sonorités, une immersion totale dans cet archipel africain qu’est le Cap-Vert. On a voulu en savoir plus…
Rencontre avec Marie Vieillevie, sa réalisatrice.
Marie, parle-nous de ce court-métrage, projet très personnel que tu portes depuis longtemps avec toi…
Kaminhu c’est un projet qui est né en 2015, à la suite d’un voyage que j’ai fait en solitaire, sac au dos, dans l’archipel du Cap-Vert, que j’ai porté 9 ans. Ce n’était pas la première fois que je voyageais en solitaire, mais c’était la première fois que je me retrouvais confrontée à des questions qui m’ont beaucoup travaillées. J’ai beaucoup écrit pendant le voyage et quand je suis revenue, j’ai voulu trouver une forme pour poser ces questions. Le déséquilibre social nord-sud ressurgit toujours et j’ai voulu faire un film qui retranscrive absolument la poésie et la nostalgie que portent ces gens, et en même temps ce sentiment d’arriver toujours à une impasse à un moment donné. Un sentiment très fort de rapporter leur parole ici.
Le voyage en solitaire au féminin, c’est un thème qui te tient à cœur dans ta démarche artistique ?
Le voyage en solitaire c’est un thème qui me tient à cœur. Depuis petite, j’ai toujours admiré les femmes qui voyageaient en solitaire et j’ai toujours voulu être une aventurière. En grandissant, c’est devenu un sujet d’émancipation. Pour moi il est évident qu’une femme a autant le droit qu’un homme d’aller sur les routes d’aventure, dans l’errance, de découvrir, de rencontrer des gens. Malheureusement ce ne sont pas les mêmes conditions, lorsqu’on est une femme que lorsqu’on est un homme. On prend beaucoup plus de risques quand on est une femme. Peu de gens en ont conscience. C’est toujours un peu louche une femme qui voyage seule. Dans le film ça crée un croisement de problématiques et de rapport de domination même si ce n’est pas tout à fait mis en avant mais le fait que le personnage soit une occidentale blanche, la met dans un rapport de supériorité sociale-, de par notre Histoire coloniale-, mais aussi dans une situation très vulnérable. Finalement ce que j’ai appris lors de mes voyages solitaires, c’est qu’il faut cultiver la solidarité féminine, la sororité, pour trouver de l’aide.
Kaminhu – ou le chemin en créole cap-verdien, que tu as même appris …et d’ailleurs, tu laisses cette langue transpercer le court-métrage, tel un personnage supplémentaire
Entre le premier voyage en 2015 et le troisième voyage en 2021, j’ai eu le temps d’apprendre le portugais et le créole cap-verdien de l’île de Santiago, le badiù. C’était nécessaire pour pouvoir travailler les dialogues et le scénario. Je souhaitais enregistrer les villageois et les diriger pour faire les voix des personnages. J’ai fait le choix de ne pas sous-titrer les conversations en créole pour qu’on puisse rester du point de vue de Johanna, le personnage occidental, qui elle, baragouine un mélange de portugais et d’espagnol, mais ne comprend pas le créole et pour qu’on puisse être en immersion avec elle. Se demander en même temps qu’elle, si les gens parlent d’elle, s’ils sont en train de juger, s’ils sont en train de se moquer, qu’est-ce qu’ils racontent…d’être un peu dans le doute en permanence et dans les interprétations personnelles. D’un autre côté, je voulais pouvoir montrer un jour le film aux Cap-Verdiens et qu’eux, aient toutes les clés de compréhension. Tous les dialogues qui ne sont pas traduits sont par exemple, des dialogues politiques sur la pêche, des plaisanteries et j’espère qu’il y aura des moments où le public cap-verdien pourra rire, là où nous, on ne sait pas très bien ce qu’il se passe. Ça c’était vraiment très important pour moi, parce qu’il s’agit de faire un film qui montre différents points de vue, qui ne s’adresse pas seulement à un public occidental. Il fallait trouver un dispositif pour ça.
De même que la musique, qui apporte une force supplémentaire au film
La présence de la musique était très importante pour témoigner de la poésie et de la culture capverdienne, et pour nuancer et adoucir l’impasse que le film raconte entre ces deux personnages. Le message du film c’est aussi la rencontre au sens large, même si les deux personnages se retrouvent dans une impasse et je voulais qu’à un autre niveau cette rencontre puisse se faire, sous une forme artistique, entre un auteur-compositeur capverdien et puis mon univers graphique à moi. En faisant des recherches, je suis tombée sur le travail de Tcheka et j’ai tout de suite senti qu’il avait l’âme que je voulais mettre dans le film. Tcheka ne fait pas de morna, telle qu’on connaît ici en France par le biais de Césaria Evora par exemple. Sa particularité c’est qu’il utilise les rythmes des batuk joués par les femmes depuis l’époque de l’esclavage et il les transpose avec sa guitare. Dans ses textes, il parle des villageois de son village, la vie des pêcheurs, des personnages, il est très proche du peuple. Sa musique est sans fioriture et il a une voix rauque et très puissante, qui pour moi, se rapporte très bien à la vie brute de ces pêcheurs et de ces gens qui sont un peu dans la survie. Dans le film, la musique s’entremêle à l’histoire, par moments extradiégétiques, et à d’autres moments joués par les personnages eux-mêmes. Tcheka devient ce personnage narrateur par moment qui fluidifie l’histoire avec son chant.
Parle nous de la technique que tu as utilisée…cet effet peinture est très intense et tu arrives aussi à rendre compte du changement de regard que se portent les deux personnages principaux…
J’ai travaillé en peinture digitale, j’ai réalisé les décors sous Photoshop et l’animation sur TVpaint en dessin traditionnel. Je voulais être dans un réalisme de sensation, c’est-à-dire être avec Johanna dans son regard et dans ce qu’elle retient avec ses yeux. J’avais des idées très colorées pour montrer qu’elle idéalise son voyage, qu’elle est en osmose avec le lieu et qu’elle en prend pleins les yeux. Jusqu’à ce qu’on soit rattrapé par une réalité plus crue à la fin du film, lorsque les deux personnages changent de regard et qu’on revienne à quelque chose de beaucoup plus terne et poussiéreux, sableux dans les ocres, et dans les gris. Il y a une recherche très picturale pour laquelle j’ai beaucoup regardé des peintres : Vallotton notamment. J’ai aussi beaucoup travaillé avec les photos que j’ai prises lors de mes voyages, en essayant de retranscrire l’ambiance notamment nocturne. J’ai voulu garder une forme de réalisme dans l’animation et dans le design des personnages parce que c’était important pour moi que cette histoire un peu crue, -on puisse se la prendre un peu en pleine face-, et qu’on reste ancré dans quelque chose de très réel.
Tu as pu réaliser le film chez Les Astronautes à La Cartoucherie, qui ont également produit le film. Parle nous de cette collaboration…
J’ai commencé à développer le film en 2015, en 2016 j’ai obtenu une aide à l’écriture du CNC, puis en 2017 Papy3D production a accepté de produire le film. De 2017 à 2021, il y a eu la phase de développement où j’ai écrit le scénario, nous avons fait la musique avec Tcheka, j’ai fait plusieurs allers-retours au Cap-Vert, au Portugal, au Sénégal, j’ai réalisé l’animatique et l’enregistrement des voix . Nous avons bouclé le financement du film en 2021 et Les Astronautes sont rentrés dans le projet à ce moment-là, en tant que coproducteurs. J’ai donc fabriqué toute la partie image au studio des Astronautes et ça a été un grand soulagement pour moi pendant ces deux années de fabrication. Après toutes ces années de développement, assez solitaire pour ce film qui n’était pas simple à mettre en place, d’avoir une structure et une équipe autour de moi, qui se penche sur les soucis techniques, et qui m’aide à constituer des équipes et à organiser toute la fluidité de la fabrication, c’était précieux. Je me suis sentie encouragée et accompagnée au quotidien. Ça m’a porté et permis de trouver la force et l’énergie nécessaire pour cette dernière ligne droite. Aujourd’hui Les Astronautes sont les producteurs principaux du film et je suis très heureuse de cette continuité dans la collaboration avec eux.
Autre chose à préciser…
Je ne sais pas combien de temps cela me prendra de faire un autre film mais je crois qu’aujourd’hui il est très important, -plus que jamais-, de faire des films engagés et de promouvoir l’ouverture à l’autre, l’altérité, la diversité. De générer les images qui manquent trop dans nos imaginaires collectifs et de continuer à se battre pour ces valeurs-là et pour la liberté d’expression.